SUR TROIS FEUILLES
On ne pouvait pas se donner de l'espoir parce qu'on avait tous les mêmes figures, les mêmes allures, la même absence. C'est à peine si on se voyait encore, si on faisait l'effort de se remarquer quand on se croisait. Dans les bus, les trams ou le métro. Sur les trottoirs, derrière les pare-brise, dans les centres com', sur les balcons en haut des tours toutes identiques. On s'en sortait pas de nous. Chaque visage renvoyait le notre en pleine face. On nous avait parqué là et rien que d'aller plus loin, ça nous épuisait, ça faisait qu'on se demandait plus quelle utilité ça pouvait avoir. On tournait en rond, en large et en ligne droite. On n’empruntait pas les chemins qui s'en allaient ailleurs. On avait sûrement oublié qu'il pouvait en exister un. Le soir, les télés rugissaient. Les engueulades prenaient le dessus. Du silence se faufilait à la nuit tombée. Des lumières d'appart résistaient au sommeil, une dizaine, cinq, trois puis une. Dans la pénombre d'une cage d'escalier, une forme fragile se grillait un dernier joint. Les étoiles étaient bousculées par le trafic des avions. Le joint se consumait et la forme se mettait à planer. "Les uns veillent, les autres vont dormir. Ainsi passe le monde." La poésie tenait sur trois feuilles collées ensemble, trois feuilles qui brûlaient entre deux doigts et sous un ciel lourd de couloirs aériens.