Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
ALIFAX STREET
26 avril 2014

NOUS SOMMES DES PINYPON

-          A 60 ans, ma mère est enfin devenue folle.

Iris regarde droit devant elle, le soleil est épuisé et les animaux qui nous entourent, sont sans énergie, limite à tomber à la renverse. J’ai du pain dur pour les canards, mais c’est interdit. Alors je le grignote tandis qu’Iris continue :

-          Elle n’entend plus rien, elle ne voit plus rien. Elle ne sait plus dénouer le vrai du faux. Elle est complètement à côté des clous, c’est vache !

Je manque m’étrangler avec une partie du pain, je tousse à répétition puis déglutis sans effrayer la moindre bête qui nous entoure. Iris ne participe pas à mon malaise, j’ai à moitié soif, je réussis à lui demander :

-          Pourquoi est-elle devenue comme ça, folle ?

-          Parce qu’elle vit depuis des années et des années en compagnie d’un taré, et qu’elle est faible, peureuse, qu’à force de côtoyer l’immonde, elle a viré dans le malsain. C’est une histoire de mauvaise fréquentation, rien de plus. C’est une histoire bête à mourir, encore plus vieille que leur relation.

Je pense que j’aurais dû emmener des graines de tournesol. A la place du pain dur, j’aurais dû acheter un sachet de graines de tournesol. Pour moi, pas pour les canards. Pour pouvoir picorer sans m’étrangler. Je sais qu’ils vendent des poches à l’entrée du parc, des poches pleines de graines de différentes couleurs, mais ce ne sont pas des graines de tournesol, juste des graines spéciales animaux, des graines encore plus dures que le pain que j’ai emmené.

-          Et ton frère, qu’est-ce qu’il en dit ? Vous vous êtes parlé, tous les deux ?

-          Oh merde ! Elle gémit. Je n’ai pas de frère, bordel ! Je suis fille unique depuis… toujours. Oui, depuis toujours, je suis fille unique. Tu pourrais te tenir au courant !

Je préfère me taire, je ne m’excuse même pas. J’ai ma main droite plongée dans les miettes de pain dur. J’attends qu’elle ajoute quelque-chose, je suis limite mal à l’aise, les animaux ici paraissent vraiment… foutus. Iris propose :

-          On bouge ?

Je suis ok. Il y a un manège, plus loin. Et un bar fermé. Il y a un distributeur de boissons à l’extérieur du bar fermé. J’ai toujours soif. Iris marche au ralenti. J’aimerai qu’elle prenne la direction du distributeur. Mais elle ne le remarque pas. Elle avance tout droit, dans une allée goudronnée. Des perruches nous regardent passer, les yeux vides. Le soleil est de pire en pire. J’avale ma salive. Je rêve que c’est un soda glacé. Je frissonne.

-          Je préférais l’ancienne version. La nouvelle est à chier.

-          Tu as essayé de discuter avec elle ?

-          A ton avis ? Je n’ai fait que ça. Maintenant, j’arrête. La dernière fois, elle a pris une voix de gamine de 6 ans et elle s’est mise à pleurnicher. J’ai halluciné ! Elle ne se rend plus compte à quel point ce mec est manipulateur. C’est affreux ! Elle croit que je lui reproche des tonnes de choses, elle croit que je suis contre elle, que je ne l’aime pas ou plus. Bref, ce salaud a parfaitement réussi son coup. Il m’éloigne d’elle tout en la conservant à son avantage. Ce type n’aime personne. Il lui faut juste un souffre-douleur. Je pense que le diable doit-être content de lui.

-          Mon père aussi est con, je déclare. Ma mère…

-          Hein ? Elle me coupe. Qu’est-ce que t’as dit ?

-          Ton père est un con, je rectifie. Et ta mère… une victime. Enfin, c’est mon avis.

Elle rit un peu. Pas terrible. Elle réplique :

-          Tu parles ! Ma mère n’est pas plus une victime qu’une autre. C’est juste une trouillarde sans personnalité. On n’est pas dans un film, là ! C’est pas une vie rêvée, mon ange ! Ma mère a viré dingue et c’est tout. Pas besoin de lui chercher des excuses. A 60 ans, ma mère est enfin devenue folle. Fin de l’histoire.

Nous quittons le parc mortuaire. Le soleil a tendance à vouloir revenir. Je garde la poche de pain dur avec moi. Iris a les cheveux roses et je suis châtain. Nous faisons sûrement la même taille et notre poids doit être identique. Si je sors de mon corps, je peux nous regarder marcher côte à côte. Mais je n’ai pas ce pouvoir. Alors j’imagine seulement l’image, la nôtre, et je lance :

-          Nous sommes des Pinypon. Voilà le truc. Nous sommes deux Pinypon à l’arrache. Oui !

Elle ne relève pas, elle doit se dire que je suis folle. Je rêve d’un lac où les canards sont vivants, où ils se battent pour du pain dur. Dans une poubelle, je jette le mien.

100_2424

 

Publicité
Publicité
Commentaires
ALIFAX STREET
Publicité
Albums Photos
Newsletter
Archives
Publicité